46.
L’homme n’est pas menaçant, il semble juste intrigué par cette rencontre.
— Et vous, qu’est-ce que vous faites là ? demande à son tour Lucrèce Nemrod, surprise.
Il répond comme s’il s’agissait d’une évidence :
— Je viens faire mon tournoi de PRAUB. Je crois que je suis sur le troisième match de ce soir.
— Mais c’est dangereux !
Sébastien Dollin esquisse un sourire tranquille.
— Vous avez l’art de l’euphémisme. Moi j’aurais plutôt dit c’est « mortel ».
— N’y allez pas. Je vous en conjure.
Il la prend par le bras et l’entraîne dans une loge qu’il ferme à clef pour éviter toute mauvaise surprise.
— Je n’ai plus le choix. C’est ça ou la misère. Vous savez combien gagne le survivant final du lundi ? 1 million d’euros ! 1 million d’euros pour trouver une bonne blague à la bonne seconde avec la bonne personne ! Moi ça me motive pour prendre des risques et être drôle. Et puis cet argent il me le doit pour tout ce qu’il m’a volé. Je ne fais que récupérer une vieille créance.
Il ricane.
— Mais vous allez mourir !
— Au moins, je crèverai en pratiquant mon art au milieu d’une foule hyper-attentive. Que souhaiter de mieux ?
Sébastien Dollin s’assoit dans son fauteuil, face au miroir entouré de lampes, et commence à se maquiller. Il baisse la voix.
— Vous avez raison pour Darius.
— Quoi ?
— C’est bien un assassinat.
Il a prononcé cette phrase d’un ton désinvolte.
— C’est vous qui l’avez tué ?
— Oh non, ce n’est pas moi qui l’ai tué. Je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas ce courage. Mais je connais l’assassin.
À ce moment les haut-parleurs du théâtre et des loges annoncent le deuxième tournoi de PRAUB.
« Tout le monde en place ! Le spectacle continue. Le PRAUB numéro 2 verra s’affronter le gagnant du match précédent, Artus, dit “Le Bourreau aux dents blanches”, et Cathy, dite “La Belette Argentée”. Je rappelle que Cathy est pour l’instant la gagnante invaincue depuis plusieurs semaines.
Sous les ovations, Tadeusz poursuit :
« Et ensuite le ou la gagnante de cette PRAUB affrontera l’expérimenté Sébastien, dit “Seb la science”. »
Lucrèce Nemrod veut poser une question mais il l’arrête d’un geste.
— Je voudrais vous dire que…
— Chut ! Il faut que j’écoute le match, sinon je ne saurai pas comment fonctionne le gagnant.
Il monte le son du haut-parleur de la loge.
Puis, alors que tous deux se regardent en silence, leur parvient le déroulement du match entre « Le Bourreau aux dents blanches » et « La Belette Argentée ».
— Pouvez-vous au moins me dire si…, murmure Lucrèce.
— Chut !
Sébastien Dollin sort un carnet et prend des notes.
Le haut-parleur grésille. Artus lance une blague de sexe.
— Ah, il fait son ouverture directement sur ce qui a marché au match précédent, note Sébastien.
Cathy répond par une blague surréaliste.
Lucrèce prend conscience que ces duels font appel autant à la psychologie qu’à la stratégie.
Ça ressemble plus à une partie d’échecs qu’à un dialogue. Il faut trouver des blagues non seulement drôles, mais surtout adaptées aux faiblesses psychologiques de son adversaire.
Artus « Le Bourreau aux dents blanches » réplique avec une blague sur les fous. On entend un début de rire de « La Belette Argentée », mais qui ne va pas jusqu’à la détonation. La foule scande :
— SOIS DRÔLE OU SOIS MORT !
Lucrèce Nemrod soupire.
— Artus est vraiment très fort, il a l’art de…
— Chut… j’écoute ! intime-t-il tout en écrivant.
Cathy, s’étant reprise, répond par une blague quasi enfantine sur les grenouilles.
Le résultat n’est pas convaincant.
— C’est elle qui va gagner, annonce Sébastien Dollin en connaisseur.
Son adversaire place une blague sur les homosexuels.
Elle enchaîne sur les blondes.
Cette blague entraîne un début de rire chez le « Bourreau aux dents blanches », qui monte, monte, et finit… par une détonation sèche.
La salle pousse une énorme clameur :
— PRAUB ! PRAUB ! PRAUB !
On entend le remue-ménage des Darius Girls qui circulent et discutent dans les travées pour remettre les mises aux gagnants.
Puis Tadeusz Wozniak reprend le micro.
— « Et pour le troisième PRAUB, le PRAUB numéro 3, nous verrons donc comme je vous l’ai annoncé s’affronter la gagnante, Cathy, dite “La Belette Argentée”, et Sébastien, dit “Seb la science”. »
Les acclamations s’amplifient et à nouveau le cri résonne.
— PRAUB ! PRAUB ! PRAUB !
Lucrèce frissonne.
Sébastien se lève, ajuste sa veste à carreaux et noue le masque sur son visage.
— N’y allez pas, supplie Lucrèce.
— Ne vous inquiétez pas. Je vais gagner. Cette « Belette Argentée » ne m’a pas l’air d’avoir des dents très pointues.
Il relit les blagues de Cathy, comme un général examinant les traces d’impact des obus ennemis. Il souligne plusieurs fois celle qui a permis de remporter la manche précédente.
— Pas mal, pas mal. Elle est plus coriace qu’elle n’en a l’air.
Il appose des marques sur ses notes, soulignant pour chacune l’endroit où « La Belette » a commencé à rire, estimant que ce sont des points faibles sur lesquels il lui sera nécessaire de porter ses attaques.
— Si vous perdez, je ne saurai pas le nom de l’assassin…
— Je ne peux pas perdre. Question de professionnalisme.
Il arrange son nœud de cravate.
— Tiens, juste pour l’humour et le décalage, je pourrais vous révéler le nom de l’assassin ici, là, tout de suite.
— Ça me semble judicieux.
— Mais toute votre enquête s’arrêterait. Ce serait dommage…
— Arrêtez de me faire languir.
La voix du haut-parleur résonne :
— « On réclame Sébastien, dit “Seb la science”, en scène ! »
La foule scande :
— SEB ! SEB ! SEB !
— Désolé, il faut que j’y aille. Je vous dirai le nom de l’assassin après le duel.
Il a déjà la main sur la poignée de la porte.
— Non, maintenant, insiste-t-elle, se retenant avec difficulté de ne pas lui foncer dessus.
— Vous pensez donc que je peux perdre…
— Rien n’est sûr. Il y a des impondérables… dans le doute, révélez-moi son nom.
Sébastien Dollin change de physionomie, soudain très sérieux.
— Je crois que vous n’avez pas compris à qui vous avez affaire, mademoiselle. Je suis un grand professionnel de l’humour. Même alcoolique, même ruiné, je reste un seigneur. Je n’ai pas peur d’affronter les amateurs, fussent-ils astucieux ou chanceux. Je reviens tout à l’heure et je vous donnerai le nom de l’assassin de Darius. Promis.
Il la regarde et lui adresse un sourire rassurant.
— Vous avez peur, hein ? Je ne sais pas si c’est pour moi ou pour la perte de votre information.
— C’est pour…
— Vous êtes belle. Embrassez-moi. Si je dois mourir au moins que j’aie le goût de vos douces lèvres sur les miennes.
Elle hésite, puis l’embrasse, et le baiser devient long et profond. Il dure, alors que la foule au loin continue de scander :
— SEB LA SCIENCE ! SEB LA SCIENCE !
— Dites-le-moi, s’il vous plaît, Sébastien. Qui a tué Darius ?
Oh, que j’ai envie de lui coller mon poing dans la figure pour le faire parler !
Continuer sur le mode « séduction ».
Sébastien Dollin caresse ses longs cheveux, et elle se dit qu’elle a bien fait d’aller chez le coiffeur.
— Écoutez bien ce que je vais vous dire, Lucrèce. Depuis la nuit des temps, c’est le combat entre l’humour des lumières et l’humour des ténèbres. Darius était dans le camp des ténèbres. « Saint Michel a frappé de son épée le Dragon. »
Elle reste dubitative.
— Ce qui veut dire ?
— Darius représentait l’humour des ténèbres, malgré son smoking rose et ses belles manières. C’est le propre des vrais escrocs : ils ont l’air sympathiques.
— SEB ! SEB ! SEB ! hurle la salle de plus en plus impatiente.
Sébastien Dollin semble ravi, il inspire l’air ambiant, comme le fumet d’un mets délicieux.
— Rien que pour entendre une foule scander mon nom, ça valait le coup de venir, ne trouvez-vous pas, chère demoiselle Nemrod ? Allez, c’est aujourd’hui mon jour de gloire, peut-être le dernier, autant partir dans la lumière des projecteurs.
Puis il lui prend la main et l’embrasse.
— Je vous en supplie, dites-le-moi, Seb. Qui a tué Darius ?
— C’est trist…
— Triste ?
— …Non, le nom de l’assassin est… Tristan Magnard.
Voilà c’est fini. Tout est réglé. J’ai réussi. Je sais. J’ai le nom de l’assassin. Christiane Thénardier sera fière de moi.
Mais, l’euphorie passée, il lui semble étrange qu’après tant de difficultés pour parler, le suspect lui livre tout de go le nom de l’assassin. Elle trouve cela… « décalé ».
— Tristan Magnard, l’ancien comique ?
— En personne, chère amie.
— Et le mobile du meurtre ?
— C’est à cause de ça.
Il prend un morceau de papier et avec un gros marqueur trace trois majuscules : « GLH ».
Après la BQT, voilà encore trois lettres mystérieuses. Il semble beaucoup s’amuser à jouer du mystère.
— Retrouvez Tristan Magnard, entrez dans la GLH, et le meurtre de Darius trouvera sa réponse.
— Et c’est quoi cette GLH ?
— La GLH est une société secrète qui…
Mais soudain la porte s’ouvre à la volée et Tadeusz Wozniak surgit. Lucrèce n’a que le temps de ramasser prestement le papier, de l’enfoncer dans sa poche et de se planquer derrière la porte.
— Qu’est-ce que tu fous, Seb ? Tu ne les entends pas, ils sont chauds bouillants ! Si tu ne viens pas tout de suite ils vont tout casser.
Tadeusz Wozniak renifle.
— Dis donc, tu mets quoi comme parfum ? Ça sent la femme ici.
— C’est mon after-shave. Bergamote et fleur de lys.
Seb rajuste son masque et file en fermant la porte derrière lui.
La musique tonitruante des trompettes annonçant le début de la joute se déclenche. Lucrèce attend qu’ils se soient éloignés, puis, discrètement, rejoint son poste d’observation en hauteur.
Tadeusz, en Monsieur Loyal parfait, présente les challengers du dernier match :
— « Voilà notre nouveau concurrent, le plus expérimenté d’entre nous, j’ai nommé “Seb… la… science” ! »
La salle réagit aussitôt.
— SEB ! SEB ! SEB !
— « Jadis Sébastien a été un ami personnel de Darius. Ils ont même échangé des idées de sketches, enfin tout cela c’était le bon temps et tout le monde l’a oublié. Cependant, Seb est resté pour tous les humoristes une référence de qualité, n’est-ce pas, Seb ? Allez, on l’applaudit bien fort. »
Lucrèce Nemrod trouve une position confortable dans les cintres pour prendre les clichés de ce qui va suivre.
— Et en face la gagnante des matches précédents, l’étonnante, la courageuse Cathy, dite « La Belette Argentée ». Et je rappelle que tous les coups sont permis… du moment qu’ils sont drôles.
Puis Sébastien Dollin pêche dans le sac la pierre blanche qui indique qu’il va commencer.
On l’attache au siège.
Il semble très détendu, face à son adversaire encore nerveuse de sa partie précédente.
Le signal de départ est donné.
Sébastien Dollin hésite, cherche la première blague en scrutant son adversaire. Puis il l’articule tranquillement.
Quelques rires résonnent dans la salle.
Par contre l’effet sur son adversaire est mitigé. La jauge du galvanomètre de la femme monte à 12 sur 20.
La foule s’impatiente. On entend des sifflets et des huées. Puis comme une longue clameur :
— SOIS DRÔLE OU SOIS MORT !
Cathy répond par une blague sur les chiens.
La salle rit, mais pas Seb, démontrant une fois de plus la totale maîtrise de ses émotions. Son galvanomètre ne franchit même pas la barre des 11 sur 20.
Le combat s’annonce ardu.
Chacun à tour de rôle lance une blague.
Une sur les bébés qui fait monter Cathy à 13 sur 20.
Une sur les Espagnols. Impact sur Seb : 11 sur 20.
Une blague russe. Impact sur Cathy : 14 sur 20.
Une blague médicale. Impact sur Seb : 11 sur 20.
Une blague sur les curés. Impact sur Cathy : 13 sur 20.
— SEB ! SEB ! SEB ! scande une moitié de la salle.
— CATHY ! CATHY ! reprend l’autre moitié.
Les challengers restent très maîtres d’eux-mêmes, se cherchant dans la zone des 12 sur 20. La tension monte dans le public insatisfait. Les jeux du cirque ne sont pas assez cruels, la foule manifeste son impatience.
Une moitié de la salle scande :
— SOIS DRÔLE ! …
Et l’autre répond :
— … OU SOIS MORT !
Sébastien Dollin lance une blague sur les militaires. Impact sur Cathy : 15 sur 20.
Son adversaire répond par une blague sur les policiers.
Impact sur Seb : 11 sur 20.
La salle est surchauffée. Lucrèce continue de prendre des photos.
Les deux challengers semblent avoir des difficultés à trouver le point faible dans la cuirasse psychologique adverse. Et du coup les deux s’endurcissent.
Sébastien lance une blague sur les vaches. C’est un échec. Impact : 10 sur 20.
L’autre répond par une blague sur les poules : 9 sur 20.
Les deux esprits se cherchent sans trouver de prise. La salle hue et scande de plus en plus fort :
— SOIS DRÔLE OU SOIS MORT !
Nouvelle escarmouche qui donne des résultats similaires. Mais soudain, contre toute attente, peut-être du fait de la fatigue, Sébastien, qui sue de plus en plus, affiche une faiblesse. Un muscle de sa joue tressaute. Il enchaîne en pouffant alors qu’aucune blague n’est lancée.
C’est peut-être ça le plus sournois. Le rire nerveux lié à la tension de l’épreuve. Il part déjà avec un handicap de 5 avant la blague. Il a dû boire de l’alcool pour se donner du courage.
Une blague de Cathy passe la première barrière psychologique de Seb. Toute la salle le perçoit. Son galvanomètre monte non plus à 13 sur 20, qui était sa ligne de défense, mais à 15 sur 20.
La blague, telle une torpille, franchit la deuxième barrière psychologique de protection. 16 sur 20. La salle retient son souffle. La troisième barrière est à son tour franchie alors que les chiffres ne cessent de grimper : 17, 18.
Le silence est total. On entend juste la respiration bruyante de Seb qui résonne dans le micro accroché au canon du pistolet.
19 sur 20…
Lucrèce Nemrod déclenche la prise de vue en rafale à vitesse extrême et perçoit chaque détail comme au ralenti.
À quelques mètres en contrebas, le dispositif électromécanique se déclenche et presse la queue de la détente du pistolet fixé sur le trépied.
Le percuteur frappe la douille, la poudre explose en propulsant la balle au milieu d’un halo de feu hors du canon du pistolet. La balle 22 long rifle franchit quelques centimètres, perfore l’épiderme, pénètre l’épaisseur du crâne, franchit la masse du cerveau pour ressortir par l’autre tempe. Le visage encore figé dans un rictus, Seb s’affale dans son fauteuil.
La foule repue se dresse pour hurler sa joie.
— PRAUB ! PRAUB ! PRAUB !
Déjà les femmes en petite tenue ont surgi sur le ring, détaché le corps chaud, jeté une couverture rouge sur la dépouille du vaincu et l’emportent sur une civière.
Tadeusz Wozniak reprend le micro.
— « Ainsi finit le “Pas-si-expérimenté Seb la science”. »
La salle apprécie, il poursuit en souriant :
— « Et comme disait je ne sais plus qui : “L’expérience est le nom que chacun donne à la somme de ses erreurs !” C’est donc Cathy, “La Belette Argentée”, qui remporte le tournoi de ce lundi. Elle est notre championne de la semaine et sera le challenger de notre match à venir. Tiendra-t-elle encore une semaine ? Nous le saurons au prochain tournoi de PRAUB qui aura lieu… lundi prochain ! »
— PRAUB ! PRAUB ! PRAUB ! répond la foule.
Tadeusz Wozniak lève la main et se pose trois doigts sur l’œil droit. La salle d’un même élan répète le geste.
Lucrèce Nemrod, de nouveau, réprime un haut-le-cœur, qu’elle parvient cette fois à se maîtriser.
Mais alors que la jeune journaliste effectue un réglage de son appareil pour grossir les visages, le papier marqué aux trois lettres « GLH » que lui a confié Sébastien Dollin glisse et plane comme une feuille morte avant d’atterrir au milieu du ring, entre deux fauteuils noyés de lumière.
Les spectateurs lèvent aussitôt la tête et découvrent la silhouette de la jeune femme perchée au-dessus d’eux, appareil photo en main.